La conquête de la Kabylie : entre ambition et révolte
La Kabylie, cette région montagneuse d’Algérie aux traditions profondément enracinées, a fait face à une conquête française qui a duré des décennies, marquée par des événements historiques complexes et par des résistances acharnées de la population locale. Ce processus de domination a laissé une empreinte durable sur l’histoire de la région et a contribué à façonner l’Algérie moderne.
L’ambition du général Jacques Randon
Le général Jacques Randon, successeur du maréchal Bugeaud, a joué un rôle déterminant dans la décision de mener la conquête de la Kabylie. Ayant été adjoint de Bugeaud, il connaissait bien l’Algérie et voyait dans la soumission des Kabyles une nécessité stratégique. Selon lui, le « monde kabyle » représentait un danger potentiel, justifiant une campagne militaire intense. Cette expédition, entreprise avec les seules ressources de l’Algérie, visait à soumettre une région connue pour son esprit d’indépendance et son refus de la domination étrangère.
Dès son arrivée au gouvernement, Randon a préparé méticuleusement une expédition en Kabylie, affirmant que la soumission des Kabyles devait primer toutes les autres. Cette campagne militaire s’inscrivait dans la continuité de la politique coloniale française, débutée 27 ans après le débarquement de Sidi Ferruch.
La fondation de Fort Napoléon
Le point culminant de cette conquête fut la construction d’un fort militaire au centre de la Kabylie, qui donna naissance à ce qui deviendra le village de Fort Napoléon. Cet avant-poste militaire symbolisait la domination française et constituait une base stratégique pour contrôler la région. La première phase de construction du village débuta en 1857 avec des infrastructures civiles, s’achevant en 1873.
Les premiers habitants du village de Fort Napoléon étaient en grande partie des colons européens, encadrés par le service du Génie militaire et les Bureaux arabes, qui géraient les affaires locales et maintenaient un certain ordre. La vie quotidienne y était marquée par des tensions entre les colons et les populations locales, qui voyaient en ce village une manifestation de l’oppression coloniale.
L’insurrection de 1871 : un tournant historique
La conquête militaire ne marqua cependant pas la fin des troubles en Kabylie. En 1871, une révolte de grande ampleur éclata, connue sous le nom de l’insurrection de 1871. Ce soulèvement, mené par le bachaga Mohamed Mokrani, fut la plus grande rébellion depuis l’achèvement de la conquête française. La défaite de la France face à la Prusse avait affaibli l’autorité coloniale, offrant une opportunité aux populations locales de s’insurger.
Le bachaga Mokrani, héritier d’une noble lignée kabyle et nommé à la tête de la région de Medjana par l’administration française, se retourna contre ses maîtres lorsque l’Empire français s’effondra et que la République tenta d’imposer des réformes impopulaires. Refusant ces nouvelles mesures, Mokrani leva une armée qui compta jusqu’à 200 000 combattants, entraînant presque toute la Kabylie et une partie du reste de l’Algérie dans la rébellion.
Malgré l’ampleur du mouvement, la révolte fut réprimée sans ménagement par les forces françaises. Au début de l’année 1872, l’insurrection s’éteignit, laissant place à une répression sévère qui marqua durablement les esprits et accentua le ressentiment envers l’administration coloniale.
Mohamed Mokrani : un héros tragique
Mohamed el Mokrani, né vers 1815, est une figure emblématique de la résistance kabyle. Après la mort de son père en 1857, il fut désigné bachaga par les autorités françaises, tentant de concilier les aspirations de sa communauté avec la politique du « Royaume Arabe » promue par Napoléon III. Ce projet visait à accorder une certaine autonomie aux populations algériennes, mais il fut rapidement érodé par les fonctionnaires coloniaux qui réduisaient progressivement les prérogatives des chefs locaux.
En 1871, voyant les privilèges de son poste disparaître sous la pression des réformes républicaines, Mokrani décida de prendre les armes. Il mourut au combat le 5 mai 1871, devenant ainsi un symbole de la lutte pour l’indépendance et la dignité du peuple kabyle.
Maupassant en Kabylie : un témoignage critique
Guy de Maupassant, célèbre écrivain et journaliste, a également visité la Kabylie et a laissé des observations saisissantes sur la colonisation française. En 1881, les séquelles de l’insurrection de 1871 étaient encore visibles, notamment à travers la spoliation des terres des tribus rebelles. Maupassant, dans ses récits, critique ouvertement la politique brutale de peuplement européen menée par la Troisième République, qui rompt avec la vision plus inclusive de Napoléon III.
Ses écrits offrent un regard lucide et parfois cynique sur les effets de la colonisation, dénonçant les injustices infligées aux populations locales et le décalage entre le discours « civilisateur » de la France et la réalité de l’exploitation des terres et des ressources kabyles.
La conquête de la Kabylie et l’insurrection qui suivit illustrent la complexité de la domination coloniale française en Algérie. Les ambitions militaires et politiques de figures comme le général Randon et les résistances héroïques de leaders locaux tels que Mohamed Mokrani ont façonné l’histoire de la région. Aujourd’hui encore, ces événements résonnent dans la mémoire collective, rappelant les luttes passées pour l’autonomie et l’identité face à une puissance coloniale déterminée à imposer sa volonté.
Cet épisode de l’histoire kabyle met en lumière les dynamiques de pouvoir, de résistance et de répression, offrant une perspective précieuse sur le long chemin vers l’indépendance et la souveraineté.